Messages suicidaires sur les réseaux sociaux : comment réagir et surmonter le choc
Article paru dans le quotidien "La Voix du Nord" - 25 juillet 2023
Dans la nuit du vendredi 19 au samedi 20 mai, un Cambrésien publiait un message sur sa page Facebook annonçant sa fin prochaine. Par le jeu des algorithmes, celui-ci est parvenu au-delà de ses contacts. Comment réagir à un appel à l’aide d’une personne désespérée, des déclarations écrites diffusées sur les réseaux sociaux ? Des professionnels délivrent leurs conseils.
Le jour où tout bascule
« Et si », se sont souvent répétées Audrey et Amandine L., deux sœurs de 26 et 23 ans. Cet après-midi du 19 mai, à 16 h 38 et 16 h 39, leur oncle Éric B., un Cambrésien de 42 ans, adresse à chacune un message personnalisé, mais similaire, via Snapchat, « Prends soin de toi. Je t’aime de toutes mes forces ».
À son travail, Audrey le remarque vers 17 heures, tente de l’appeler, mais la ligne de son parrain a été coupée un mois plus tôt. Elle lui envoie un message, auquel il répond par des smileys souriants. « J’ai vu qu’il y a réagi, ça m’a soulagée. ». Elle apprend son décès une heure plus tard, « je devais rester stoïque devant les gens, c’était horrible ».
La seconde, Amandine, lui demande « "Ça va ?" . J’ai eu peur qu’il fasse une connerie ». Elle doit ramener sa petite sœur chez ses parents pour 18 heures. Sur la route, sa mère lui annonce qu’« Éric s’est suicidé ». Elle et son compagnon font demi-tour pour se rendre chez son oncle. Le Samu est déjà dans l’appartement. Une amie du quadragénaire lui interdit d’entrer.
Cette dernière était au café voisin, QG d’Éric et ses amis. Plusieurs d’entre eux ont vu le message d’adieu du Cambrésien publié sur Facebook. Elle et une copine « ont de suite couru à l’appartement » où elles l’ont découvert inanimé. Éric n’a pu être ramené à la vie. « Sur la gazinière, il avait laissé ses papiers et clés de voiture et une lettre destinée à maman », relate Amandine.
La crise suicidaire, un mécanisme réversible
L’enquête de police écarte toute intervention d’un tiers, mais l’histoire se révèle. Éric a été contraint de démissionner de son travail en novembre 2022, peu après avoir contracté un important emprunt. Rien ne transparaissait de sa détresse, témoignent les deux sœurs. « Je jouais avec lui presque tous les soirs sur Discord. Il disait rarement ce qu’il ressentait », détaille Amandine. D’une grande écoute, « Éric absorbait le malheur et donnait des conseils à tout le monde. Mais il n’aimait pas qu’on lui dise ce qu’il fallait qu’il fasse ».
La crise suicidaire, c’est « un mécanisme temporaire et réversible », décrypte la psychiatre Laure Rougegrez. Elle survient « lors d’une rupture de l’équilibre d’une personne en lien avec l’accumulation de facteurs de stress quels qu’ils soient ». Lorsque les solutions mise en place par la personne sont inefficaces, le suicide peut apparaître comme la seule issue envisageable. « Comme dans un entonnoir, elle va se sentir de plus en plus isolée. ».
Le Dr Rougegrez poursuit : « La question du lien à l’autre dans la désescalade de la crise suicidaire est vraiment primordiale », pour aider à libérer la parole et les émotions, « rouvrir le champ des possibles ». D’où la nécessité, lorsqu’on le peut, de « contacter la personne par message si on la connaît, ou l’appeler. Lui dire qu’on s’inquiète pour elle et passer au domicile si l’on s’en sent capable ».
Agir dès la suspicion de la crise
Si l’on n’est pas en capacité de communiquer avec elle, le réflexe est de signaler la situation via les numéros d’urgence (15, 17 ou 18) en transmettant le « maximum d’informations : identité, téléphone, endroit et éléments de contexte pour trouver l’endroit où se trouverait potentiellement la personne, ainsi que des coordonnées de proches, le lien de la publication ».
Autre alternative : le 3114, numéro national Prévention suicide, ouvert H24 depuis octobre 2021. C’est une régulation téléphonique nichée dans les locaux du Samu de Lille où travaillent dix-huit répondants (infirmiers et psychologues) formés à évaluer la crise et les risques suicidaires, assistés de médecins psychiatres et une assistante sociale. « C’est pour toutes les personnes qui présentent des idées suicidaires, les personnes inquiètes pour un proche, les professionnels en demande de guidance ou toutes les personnes impactées par le suicide au sens large ». Quinze centres existent en France entière. En 2022, environ 220 000 appels ont été réceptionnés.
Gérer l'après
Face à un tel contenu sur les réseaux sociaux, la psychiatre Laure Rougegrez recommande de « ne pas republier, ni commenter pour le respect de la famille et des proches, car ça va alimenter un débat stérile ». Une fois virale, une publication s’impose aux autres internautes, par le jeu des algorithmes. Comme pour Jérémy, dont la soirée a été douloureuse. Cette nuit du 19 mai, il s’est affolé en découvrant le message trois heures après sa diffusion, ignorant l’adresse et ne sachant que faire. Les pompiers, contactés par téléphone, l’ont rappelé pour lui apprendre le décès. Celui-ci avait aussi été annoncé par des commentaires, parfois sans filtre, des contacts d’Éric qui s’interpellaient ou précisaient la situation.
« Dans la mesure où il n’y a pas d’avertissement, c’est l’exposition de plein fouet », résume Nathalie Pauwels, chargée du déploiement de Papageno en France, programme de recherche-action spécialisé dans la prévention du suicide. « Est-ce que la culpabilité tombe sur un terrain sensible ? Les jours où on est un peu plus éponge, il faut se prémunir et ne pas aller sur les réseaux sociaux. Il faut toujours vérifier nos émotions avant. »
Gérer l’après, « Ça a été compliqué », confient les deux sœurs, œuvrant à resserrer leurs liens. Toutes deux ont été victimes de trous de mémoire. « J’ai la chance d’avoir un homme très ouvert ; il m’a raisonnée », enchaîne Audrey qui culpabilisait : « J’ai eu des remords, je me disais que peut-être j’aurais pu l’empêcher ». Tous, famille et amis, se sont entraidés pour surmonter le choc. En l’absence d’une oreille de confiance avec qui parler de son mal-être, le 3114 est le numéro tout indiqué, rappelle le Dr Rougegrez. La plateforme s’adresse « aussi aux personnes impactées et pas forcément endeuillées. Même si on n’a pas de proximité relationnelle, on peut être touchée par ce sentiment d’impuissance, l’horreur ».
« C’est son choix. Même si on avait été chez lui, il l’aurait peut-être fait après », se dit Amandine, qui pleurait en se répétant « J’aurais dû y aller ». Pour la psychiatre, le choix n’existe pas : « s’il était très déterminé, c’est qu’il était très désespéré ». Le passage à l’acte étant une « possibilité de reprendre le contrôle » d’une situation face à un fort sentiment d’impuissance. Malheureusement, certaines personnes décèdent, « c’est comme apprendre un massage cardiaque, pour autant on ne va pas sauver tout le monde. Mais plus on forme de gens à l’entraide active et plus on va pouvoir récupérer des personnes et les amener aux soins. »