Neurodéveloppement normal et pathologique de l’adolescent
L'adolescence et le début de l'âge adulte sont des fenêtres de grande vulnérabilité aux troubles mentaux mais également au soin.
Si l'adolescence et le début de l'âge adulte sont des fenêtres de grande vulnérabilité aux troubles mentaux, dont près de la moitié surviennent avant l’âge de 18 ans et deux tiers avant 25 ans (1), ce sont aussi des périodes de plus grande résilience, de plus grande adaptabilité face à la maladie, rendant les soins possibles et efficaces.
Cette période charnière s’explique par les nombreuses transformations que traverse un individu de l’enfance à l’âge adulte, transformations liées entre autres à la puberté et au développement structurel et fonctionnel du cerveau, qui doit répondre à des interactions sociales plus complexes, à des demandes scolaires ou professionnelles qui s’intensifient, ou faire face à de nouveaux facteurs environnementaux comme le cannabis.
Spécificités du développement cérébral à l’adolescence
Pendant l’adolescence, bien que le volume cérébral global reste stable, les substances grise et blanche subissent d’importants changements structurels. La substance grise est composée des corps cellulaires des neurones et des synapses, zones de contact et de communication entre le corps d’un neurone et l’extrémité du bras long (appelé “axone”) d’un autre neurone. La substance blanche est quant à elle constituée principalement de ces axones permettant de faire circuler l’information électrique entre neurones.
L’adolescence correspond aux dernières phases de maturation cérébrale qui comprend :
- L'élagage synaptique, c’est-à-dire l’élimination et le remodelage des connexions synaptiques entre neurones. Si le réseau de connexions cérébrales était un réseau routier, cela correspondrait à supprimer certaines routes peu utilisées pour favoriser les voies de communication les plus sûres. Un défaut d'élagage conduirait alors à un réseau saturé de départementales, sans autoroute, où l’information circulerait difficilement entre différentes régions cérébrales.
- La myélinisation des axones, c’est-à-dire le fait d’entourer les axones de gaines de myéline qui permettent une isolation du courant électrique, favorisant une accélération de la vitesse de transmission des informations et renforçant ainsi les rapports entre régions cérébrales. Un défaut de myélinisation impliquerait donc une circulation plus lente des informations.
- La maturation des interneurones, qui sont des neurones intermédiaires entre deux réseaux de neurones, ayant un rôle souvent inhibiteur, et dont la mise en place permet de réguler la circulation de l’information entre connexions cérébrales. En l’absence de ces feux de circulation, la circulation de l’information serait à nouveau perturbée.
Or ces trois processus ne se développent que progressivement, d’arrière en avant et de bas en haut dans le cerveau, sur une période de vingt ans, avec des structures comme l’amygdale et l’hypothalamus qui arrivent à maturité dès la fin de l’enfance, alors que le cortex préfrontal, essentiel dans la régulation des interactions sociales et de l’inhibition des comportements ne mature qu’en dernier, après 20 ans.
Ces dynamiques expliquent la phase de vulnérabilité fonctionnelle constatée à l’adolescence, notamment en ce qui concerne les capacités de connectivité et de synchronisation entre régions cérébrales supérieures, qui font le lit de maladies comme la schizophrénie (2).
Puberté et maturation cérébrale
Le développement pubertaire hormonal comprend la maturation de la fonction hypophyso-gonadique, avec l’acquisition d’une taille adulte (poussée de croissance vers 10 et demi chez la fille et vers 13 ans chez le garçon) et des capacités de reproduction. Les hormones sexuelles (oestradiol chez la femme et testostérone chez l’homme) sont cruciales dans le développement cérébral normal. Les oestrogènes semblent ainsi avoir un effet protecteur par rapport à la perte des synapses excitatrices lors de l’élagage synaptique, alors que la testostérone pourrait avoir un impact sur la communication entre de larges circuits neuronaux comme celui du réseau thalamo-cortico-striatal, en modulant la signalisation de la dopamine, neurotransmetteur permettant la communication entre deux neurones et fortement impliqué dans la psychose (quasiment tous les médicaments dits "antipsychotiques" agissent dessus) (3).
Le rôle de ces hormones dans la survenue des maladies psychotiques a d’abord été suggéré par des études épidémiologiques mettant en évidence un taux d’incidence de la maladie plus élevé chez les hommes (4) avec en particulier une incidence plus faible chez les femmes avant 40 ans et plus élevée après 45 ans. La sécrétion d’oestrogènes, qui disparaît après la ménopause, semble ainsi être un facteur protecteur de psychose chez les femmes, une hypothèse confortée par l’observation qu’un retard à l’apparition des premières règles est associé à un risque de survenue plus précoce de la maladie, alors que les psychoses chroniques s’améliorent pendant la grossesse (lorsque les taux d’oestrogènes sont élevés), mais s’aggravent après l’accouchement (lors de l’effondrement de la sécrétion d’oestrogènes) (5).
Cannabis et maturation cérébrale
Parmi les nombreux signaux chimiques permettant la transmission synaptique dans le cerveau (comme le système dopaminergique, sérotoninergique, gabaergique, et glutamatergique), il existe un système cannabinoïde endogène. Il comprend :
- Les récepteurs aux cannabinoïdes
- Les substances endogènes pouvant les activer, appelés les endocannabinoïdes (notamment l’anandamide ou le 2-arachidonoylglycérol)
Au niveau cérébral, les récepteurs aux cannabinoïdes de type 1 (CB1R) sont largement présents et distribués. Très exprimés durant le développement, ils sont particulièrement concentrés au niveau du :
- Cervelet, où se coordonnent pensées et actions
- Zones limbiques du cerveau : amygdale où se régulent les émotions, hippocampe et cortex préfrontal: régions de la mémoire et des fonctions exécutives (planification, inhibition, résolution de problèmes)
Ces zones du cerveau jouent un rôle dans le traitement de l'information émotionnelle, l'apprentissage et la mémoire et sont impliquées dans les troubles neuropsychiatriques tels que l’anxiété, la dépression et la schizophrénie.
L’activation des CB1R induit la synthèse et la libération d’endocannabinoïdes pouvant moduler la libération de neurotransmetteurs. En se liant aux récepteurs CB1 (CB1R), les cannabinoïdes régulent la transmission et la plasticité synaptique. Ils jouent un rôle majeur dans les processus neurodéveloppementaux de mise en place des neurones et de leurs connexions.
Dans le cas de consommation de cannabis :
Les cannabinoïdes « exogènes », et notamment le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) contenu dans le cannabis, peuvent perturber cette maturation (via CB1R) et à terme le fonctionnement du système endocannabinoïde et les processus de maturation qu’ils régulent.
Consommés à l’adolescence, il en résulte donc des effets plus marqués mais surtout plus durables voire persistants (6). Ce d’autant plus que les adolescents qui consomment du cannabis ont une meilleure tolérance des effets négatifs aigus, une moindre sensation de satiété, et une plus forte altération des processus inhibiteurs que les adultes qui consomment. Ceci rend les adolescents plus à risque d'une consommation accrue et donc de dommages cérébraux à long terme (7).
Facteurs psychosociaux, stress biologique, et maturation cérébrale
L’adolescence et le début de l’âge adulte sont des périodes d’exposition à de nombreux facteurs de stress psychosociaux.
Le jeune doit s’adapter aux transformations de son corps, construire sa propre identité en ré-aménageant les relations avec ses parents, construire ses relations amicales et amoureuses à l’extérieur de la famille, découvrir sa sexualité, son orientation, et plus généralement, s’autonomiser progressivement.
Qu’il s’agisse de situations aussi diverses que faire face à un harcèlement, subir un isolement social, ou souffrir de maltraitance, le stress s’exprime au niveau biologique par une suractivation de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien, qui conduit à la sécrétion de cortisol. Le cortisol est l’hormone du stress permettant une adaptation à l’environnement. Le cortisol va entraîner une réponse physiologique à tous les niveaux, du cerveau au système cardiovasculaire, en passant par les défenses immunitaires.
Une dysrégulation de la sécrétion de cortisol par production continue de cortisol entraîne à la fois un stress biologique continu et une moindre capacité d’adaptation au stress aigu.
Au niveau cérébral, ces altérations des niveaux de cortisol affectent à la fois la réponse dopaminergique et, entre autres, la morphologie de l’hippocampe.
De manière plus générale, des études d’association entre conditions socio-économiques défavorables et épaisseur corticale semblent suggérer qu’un environnement social négatif pourrait mener à une maturation accélérée, délétère pour le développement normal du cerveau (8).
Des maladies neurodéveloppementales multifactorielles à une prise en charge globale
Les causes des maladies fréquentes comme la psychose, à l’instar du diabète ou de l’hypertension artérielle, ne sont ni complètement innées, ni complètement acquises, mais multifactorielles, résultant de l’interaction entre de nombreux facteurs génétiques et environnementaux dans une période particulière de vulnérabilité du développement cérébral, celle de l’adolescence et du début du jeune âge adulte.
Chacun de ces facteurs contribue donc un tout petit peu au risque de maladie, mais pris isolément ne suffit pas à expliquer son apparition. Il est ainsi possible de considérer la trajectoire neurodéveloppementale d’un individu comme une bille tombant dans un quinconce (cf figure ci-dessous), où chaque cheville représente une étape du développement au hasard de laquelle la bille passe à droite ou à gauche, pour finalement se répartir selon une courbe en cloche qui représente la distribution réelle de tous les traits (physiques ou psychiques) dans une population générale (9).
Cette contribution, également faible et aléatoire de nombreux facteurs de risque, explique pourquoi il n’y a pas une différence binaire entre le neurodéveloppement normal et celui pathologique, entre la “normalité” et la “maladie”, quelle qu’elle soit, mais un continuum très variable d’un individu à un autre. Cela implique également que les soins doivent suivre une approche globale, holistique, combinant des prises en charges sociales, psychologiques, et médicamenteuses, de manière personnalisée en fonction des difficultés et des forces spécifiques de chaque individu.
Sources
2. Uhlhaas, P. J. & Singer, W. Abnormal neural oscillations and synchrony in schizophrenia. Nat. Rev. Neurosci. 11, 100–113 (2010).
4. Jongsma, H. E., Turner, C., Kirkbride, J. B. & Jones, P. B. International incidence of psychotic disorders, 2002–17: a systematic review and meta-analysis. Lancet Public Health 4, e229–e244 (2019).
5. Riecher-Rössler, A. Oestrogens, prolactin, hypothalamic-pituitary-gonadal axis, and schizophrenic psychoses. Lancet Psychiatry 4, 63–72 (2017).
6. Krebs, M.-O., Kebir, O. & Jay, T. M. Exposure to cannabinoids can lead to persistent cognitive and psychiatric disorders. Eur. J. Pain 23, 1225–1233 (2019).
7. Mokrysz, C., Freeman, T. P., Korkki, S., Griffiths, K. & Curran, H. V. Are adolescents more vulnerable to the harmful effects of cannabis than adults? A placebo-controlled study in human males. Transl. Psychiatry 6, e961–e961 (2016).
8. Tooley, U. A., Bassett, D. S. & Mackey, A. P. Environmental influences on the pace of brain development. Nat. Rev. Neurosci. 22, 372–384 (2021).